Né le 7 août 1795 à
Venise, François Zola (ou plutôt Zolla, avec deux
L), le père d'Emile Zola, s'installe à Marseille
en 1833 après avoir connu l'armée, la Légion
étrangère en Algérie et de brillants débuts
d'ingénieur : il a participé à la construction
de la première ligne de chemin de fer européenne,
en Autriche. Inventeur audacieux, il imagine de creuser un canal
pour amener l'eau à Aix-en-Provence. C'est à Paris,
où il s'est rendu pour faire aboutir son projet, qu'il
rencontre Emilie Aubert, une fille de petits artisans. Il l'épouse
à l'âge quarante-quatre ans, le 16 mars 1839, alors
qu'elle a tout juste vingt ans.
Emile Zola naît le 2 avril
1840, au 10 bis de la rue Saint-Joseph. Mais, le projet de canal
d'adduction d'eau se précisant, la famille quitte Paris
pour s'installer à Aix, d'abord sur le Cours Sainte-Anne,
puis au 6, Impasse Sylvacanne. Après de longues tractations,
le 2 mai 1844, le Conseil d'Etat déclare "d'utilité
publique" le "canal Zola" et adopte
le traité du 19 avril 1843 passé entre la ville
et l'ingénieur. Mais l'ordonnance royale autorisant l'ouverture
du chantier tarde à venir et François Zola fonde
une société par actions pour financer les travaux.
Le 4 février 1847, on commence à creuser et, chez
le jeune Emile, qui accompagne son père sur les lieux,
s'éveille déjà le rêve prométhéen
qui nourrira toute son uvre.
La mort tragique de François
Zola va fixer à jamais ce mythe dans l'esprit de l'enfant,
alors âgé de sept ans : au cours d'un voyage d'affaires
à Marseille, l'ingénieur contracte une pneumonie
; Emilie, appelée à son chevet, assiste à
sa mort le 27 mars 1847. La disparition de François Zola
laisse sa famille dans une situation précaire. Les dettes
se sont accumulées, Emilie vit avec la maigre pension
que lui octroie la Société du canal Zola jusqu'au
début de 1852. Mais bientôt celle-ci fait faillite
à la suite des manuvres du principal actionnaire
qui veut la racheter. Pour calmer les créanciers, la veuve
distribue les actions de son mari en garantie de paiements ultérieurs
et les Zola doivent quitter l'Impasse Sylvacanne pour un quartier
modeste à la périphérie de la ville où
vivront désormais avec eux les grands-parents maternels.
Témoin impuissant des problèmes juridiques et économiques
de sa mère, Emile Zola se prend sans doute déjà
à rêver de remplacer le père disparu et de
bâtir à son tour une uvre colossale.
Mais la vie est rude pour les enfants
pauvres. Après avoir quitté la pension Notre-Dame
pour le collège Bourbon, en 1852, Emile fait le dur apprentissage
des inégalités sociales. Dans la ville bourgeoise
d'Aix, il n'est pas facile d'être boursier et d'échapper
au mépris des élèves fortunés, fils
d'avocats, de notaires ou de riches négociants. Dans ce
milieu hostile et fermé, que Zola peindra dans La Fortune
des Rougon, l'amitié de Jean-Baptistin Baille et surtout
celle de Paul Cézanne vont illuminer les années
de jeunesse. Les deux adolescents, à vrai dire, sont eux
aussi des marginaux dans cette bourgeoisie aixoise : Baille est
le fils d'un aubergiste ; quant au père de Cézanne,
il fait figure de parvenu et n'a officialisé sa liaison
avec l'une de ses ouvrières qu'après la naissance
de deux enfants. Autant de raisons qui l'éloignent de
la "bonne société"...
Quoi qu'il en soit, le trio partage
le même amour de la liberté, des promenades dans
la campagne aixoise où ils "jettent aux échos"
les vers de Lamartine, de Musset et d'Hugo, délivrés
pour un temps de la lourde tutelle d'un enseignement sclérosé
et de l'atmosphère étouffante d'une ville éminemment
conservatrice. Le souvenir de ces échappées dans
la nature provençale hantera bien des pages des Contes
à Ninon ou des Rougon-Macquart. Quant à
la passion de l'adolescent pour la littérature romantique,
reniée mais sublimée dans l'âge mûr,
elle marquera à jamais l'écriture visionnaire du
romancier. Il rêve d'amours idéales et d'une demoiselle
au "chapeau rose", aperçue un dimanche
à l'église, peut-être Louise, la sur
de son ami Philippe Solari. Las d'une formation fondée
essentiellement sur l'étude de la rhétorique et
des langues anciennes, mais aussi peut-être par fidélité
à la mémoire paternelle, le jeune Zola choisit
en troisième une orientation scientifique.
LES APPRENTISSAGES PARISIENS |
La vie
de bohème
En octobre 1857, Emile Zola perd
sa grand-mère, qu'il adorait. En 1858, le voilà
contraint de quitter sa "belle Provence" et
de s'exiler à Paris où sa mère s'épuise
en vaines démarches pour faire valoir ses droits sur le
canal Zola. Demi-pensionnaire boursier au lycée Saint-Louis,
en classe de seconde, le jeune provincial est à nouveau
confronté à l'hostilité et au mépris
de jeunes gens riches et élégants qui raillent
son accent marseillais et, cette fois, il ne se trouve aucun
Cézanne pour le défendre. Le brillant élève
du collège d'Aix devient un lycéen "médiocre",
qui prend en horreur l'algèbre et la géométrie.
Après deux échecs au baccalauréat scientifique
en 1859, il est contraint d'abandonner ses études pour
gagner sa vie et se fait gratte-papier aux docks pour 60 francs
par mois. Mais, fuyant ce labeur de "cheval de manège",
il mène bientôt la "vie de bohème".
Malgré la misère noire
des années 1860-61, il est heureux : il écrit des
poèmes et des contes, il lit Ronsard, Rabelais, Montaigne,
les moralistes et les auteurs dramatiques du XVII° siècle,
il découvre Dante, Cervantès et Shakespeare.
En février 1861, il s'installe, seul pour la première
fois, au 24 de la rue Neuve-Saint-Etienne, puis, en avril, dans
un hôtel meublé de la rue Soufflot où il
héberge une prostituée, Berthe, que l'on retrouvera
sous les traits de Laurence dans La Confession de Claude.
C'est dans le souvenir de ces années de misère,
de recherches et de tâtonnements, que Zola puisera, en
partie, le matériau qui fera de L'Assommoir, "le
premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur
du peuple". Mais cette période de sa vie est
aussi celle de ses premiers contacts avec l'univers des peintres
: il fréquente les ateliers et visite le Salon avec Cézanne,
"monté" à Paris à la fin
de mars 1861. C'est encore le moment où commence à
se forger chez l'écrivain une conscience politique alimentée
par les Entretiens de la rue de la Paix, organisés
à Paris par Emile Deschanel à son retour d'exil,
sorte de refuge pour la "pensée libre"
hostile au coup-d'Etat du 2 décembre 1851.
Les premiers
pas de journaliste et d'écrivain
Mais l'événement déterminant
pour la formation intellectuelle et la carrière d'Emile
Zola est assurément son entrée à la librairie
Hachette, le 1° mars 1862, d'abord comme commis, puis comme
chef de la publicité. Le jeune auteur rédige là
très tôt des commentaires d'ouvrages pour Le
Bulletin du libraire et de l'amateur de livres. Il alimente
ainsi sa connaissance de la littérature "à
la mode" (une littérature dont il saura plus
tard dénoncer les dangers), mais il s'initie surtout à
la pensée libérale, positiviste et anticléricale
: Louis Hachette accueille en effet à bras ouverts Littré,
Raspail, Michelet, Quinet, tous les professeurs en butte aux
tracasseries administratives et à la censure. C'est grâce
à "l'Empereur de l'édition", qu'Emile
Zola rencontre Hippolyte Taine, Jules Simon, Emile Deschanel.
L'Histoire de la littérature anglaise de Taine
et La Physiologie des écrivains et des artistes,
de Deschanel, lui enseignent l'importance de la physiologie,
l'influence du climat, du sol, de la "race",
un terme qui n'avait pas encore la connotation raciste qu'on
lui connaît aujourd'hui.
Lorsqu'il fait ses débuts
dans le journalisme en 1863, Zola a compris que la presse est
un "puissant" levier pour sa carrière
littéraire ; il écrit dans La Revue du mois,
dans Le Journal populaire de Lille, et dans L'Echo
du Nord ; il rédige une série d'articles pour
Le Petit Journal à partir de janvier 1865, il collabore
au Salut public de Lyon, au Courrier du monde littéraire
et, plus épisodiquement, au Figaro et à
La Vie parisienne. Comme il l'espérait, son travail
de publiciste chez Hachette et le journalisme lui ouvrent les
portes de l'édition : en 1864, il publie Les Contes
à Ninon, encore tout vibrants du romantisme de son
adolescence. Mais La Confession de Claude, récit
autobiographique publié en 1865, lui attire pour la première
fois les foudres de la critique pour son "hideux réalisme".
Ce ne sera pas la dernière ! Qu'importe, on parle de lui,
la publicité, qu'elle soit d'estime ou de scandale, est
bonne à prendre ! Incontestablement, un auteur est né
: les illusions romanesques à la Mürger, le mythe
de la rédemption par l'amour de la fille perdue, tous
les mensonges convenus sur la vie de bohème sont mis à
mal dans ce sombre récit. Et déjà un romancier
visionnaire, un metteur en scène original se révèle
: c'est dans l'ombre de deux silhouettes enlacées que
Claude, le héros malheureux de La Confession, découvre
son infortune ... le procédé du théâtre
d'ombres sera souvent utilisé ensuite dans Les Rougon-Macquart.
Du côté
des peintres
Car Emile Zola est incontestablement
un visuel : en 1863, en compagnie de Cézanne, il a visité
le Salon des Refusés, cette contre-exposition, en marge
du Salon officiel, que Napoléon III a dû concéder
aux artistes rejetés par le jury. Dès 1865, dans
une série d'articles publiés par Le Salut public
de Lyon, repris l'année suivante dans Mes Haines,
il définit l'uvre d'art comme "un coin
de la nature vu à travers un tempérament",
une conception dont il ne se départira jamais. Solidaire
de la théorie des "écrans", qu'il
avait développée dans une lettre à son ami
Valabrègue en 1864 et qui devait jouer un rôle fondamental
dans son écriture, elle affirme la nécessaire médiation
de la personnalité et l'arbitraire du point de vue contre
toutes les illusions naïves de l'objectivité réaliste.
C'est d'ailleurs peut-être
dans la joyeuse bande de rapins qui explorent alors les environs
de Paris à la recherche de nouveaux motifs, en 1864, qu'il
a rencontré Gabrielle-Alexandrine Meley, sans doute un
de leurs modèles occasionnels. D'abord fleuriste, puis
blanchisseuse, la jeune femme est d'origine modeste. Orpheline
de mère, ballottée entre deux foyers, celui de
son beau-père et celui de sa belle-mère, elle connaît
bien le pavé et "le coup de gosier" de
Paris, le quartier des Halles, la rue Montorgueil et la rue Poissonnière,
autant d'expériences qui enrichiront L'Assommoir.
Mais Alexandrine a vécu un drame secret, révélé
par Evelyne Bloch-Dano dans Madame Zola : le 11 mars 1859,
elle a abandonné une petite fille de quatre jours à
l'hôpital des Enfants-Trouvés. L'héroïne
de Madeleine Férat (1868), qui oublie "la
honte de son passé" grâce à son
mariage avec Guillaume, doit sans doute quelque chose à
cet épisode douloureux. Mais la stérilité
ultérieure de Madame Zola donnera une dimension plus tragique
encore à cet abandon. Lorsque les époux chercheront
à retrouver l'enfant, en 1877, ils découvriront
qu'elle est morte, à l'âge de trois semaines, victime
sans doute des négligences coupables d'une nourrice. Et
cette blessure cachée ne se refermera jamais : Angélique,
l'enfant abandonnée du Rêve, la stérilité
de sa mère adoptive, les pages terribles qui décrivent
l'avortement et l'infanticide dans Fécondité
en témoigneront bien des années plus tard.
Mon
Salon
Pour l'heure cependant, Zola ne
songe guère à assurer sa descendance. Il est tout
entier occupé par les luttes qu'il mène aux côtés
de ses amis aixois et parisiens. Depuis qu'il partage la vie
d'Alexandrine, en 1864, il a pris l'habitude d'organiser chez
lui, rue de l'Ecole-de-Médecine, des "dîners"
hebdomadaires qui rassemblent déjà Cézanne,
Pissarro, Baille, Roux, Solari... Comme tous ces peintres anticonformistes,
régulièrement refusés au Salon, il entend
faire une révolution esthétique, bâtir une
uvre qui étonnera le monde. Après avoir quitté,
le 31 janvier 1866, la librairie Hachette, il ronge son frein
et se contente de vivre de sa plume, sinon comme romancier, du
moins comme journaliste. Devenu chroniqueur littéraire
à L'Evénement, il achève sa formation
intellectuelle et esthétique : c'est en commentant Stendhal,
Balzac, Flaubert ou les Goncourt qu'il forge son propre style,
c'est en analysant George Sand ou Hugo qu'il se déprend
du romantisme.
Mais bientôt le directeur
du journal, Hippolyte de Villemessant, lui confie le compte-rendu
du Salon. Farouche défenseur de Manet, dont il
clame qu'il a sa place au Louvre, il s'attire les foudres des
lecteurs et doit abandonner sa chronique après le sixième
article.
Peu importe, désormais le
nom d'Emile Zola, encore obscur, est associé à
celui du célèbre (mais scandaleux) Manet, qui devient
son ami et fait son portrait. Depuis 1866, Zola fréquente
le café Guerbois, 11 Grande-Rue des Batignolles, dont
Manet a fait son quartier général. Il y retrouve
l'écrivain Duranty, le critique d'art Théodore
Duret, le photographe Nadar et les peintres de la nouvelle école
: Pissarro, Guillemet et Monet. En 1868, il s'installera à
son tour dans ce quartier des peintres, ce quartier des Batignolles,
récemment annexé et en pleine mutation, où
il demeurera jusqu'en 1877. Pendant de longues années,
Zola, dont les articles insolents ont été regroupés
dans Mon Salon, mettra son talent de polémiste
au service de tous les peintres en rupture avec le conformisme
bourgeois, qu'ils soient réalistes comme Courbet ou Millet,
paysagistes comme Corot ou Daubigny, "actualistes"
(on ne dit pas encore "impressionnistes") comme
Renoir, Monet, Degas ou Sisley.
Thérèse
Raquin
En 67-68, Zola écrit un feuilleton
médiocre, Les Mystères de Marseille, dans
Le Messager de Provence, mais il commence surtout la rédaction
de Thérèse Raquin, une étude psychologique
et physiologique qui marquera ses vrais débuts de la carrière
de romancier. Né de l'admiration du jeune auteur pour
Germinie Lacerteux, des frères Goncourt, le roman,
véritable manifeste naturaliste, analyse l'interaction
du milieu et des tempéraments dans une intrigue conçue
"comme une logique et une clinique des passions, déduite
des axiomes de la physiologie" (Henri Mitterand). C'est
la première fois qu'apparaît dans l'uvre la
figure du peintre sous les traits de Laurent, dont le meurtre
de Camille, le mari gênant, et la passion nerveuse de Thérèse,
ont réveillé, sinon le génie, du moins les
ambitions artistiques.
Cette fois, la critique se déchaîne
: "Il s'est établi depuis quelques années,
s'indigne Louis Ulbach dans Le Figaro du 23 janvier
1868, une école monstrueuse de romanciers, qui prétend
substituer l'éloquence du charnier à l'éloquence
de la chair, qui fait appel aux monstruosités les plus
chirurgicales, qui groupe les pestiférés pour nous
en faire admirer les marbrures, qui s'inspire directement du
choléra, son maître, et qui fait jaillir le pus
de la conscience." Le naturalisme est lancé,
même si Zola doit attendre 1880 pour lui donner sa forme
théorique avec Le Roman expérimental.
Un romancier
contre l'Empire
Cependant, Zola, qui a conçu
le plan d'ensemble des Rougon-Macquart dès 1868,
est obligé de persévérer dans le journalisme
pour "faire bouillir la marmite" ; il exerce
donc sa verve satirique contre l'Empire dans L'Evénement
illustré, La Tribune, Le Rappel, La Cloche ou Le
Siècle. Il y dénonce "la dictature
de César", la misère, les fastes honteux
de Compiègne, les spéculations immobilières
et l'haussmannisation, les rigueurs du bagne et l'hypocrisie
du clergé. Bien des thèmes développés
dans ces articles trouveront un écho dans les vingt romans
qui seront publiés à un rythme régulier
entre 1870 et 1893.
Le projet des Rougon-Macquart est accepté par l'éditeur
Lacroix en 1869. On y suivra toute l'aventure du Second Empire,
du coup d'Etat du 2 décembre 1851 à la capitulation
de Sedan et à la Commune. Pour préparer son uvre,
l'écrivain a consacré l'année 1868 à
lire une série d'ouvrages de physiologie, entre autres
La Physiologie des passions de Letourneau et Le Traité
de l'hérédité naturelle du docteur Lucas.
Après avoir approfondi la théorie des "milieux"
dans l'étude de Taine, élaboré une méthode
expérimentale (même s'il ne lit L'Introduction
à l'étude de la médecine expérimentale
de Claude Bernard qu'en 1878), il a trouvé dans l'hérédité
le fil conducteur de la série : Les Rougon-Macquart
raconteront "l'histoire naturelle et sociale d'une
famille sous le Second Empire". L'arbre généalogique,
sur lequel s'opposent et se mêlent les descendants de l'ancêtre
originelle, Adélaïde Fouque, la branche légitime
des Rougon et la branche bâtarde des Macquart, sera la
matrice d'une formidable combinatoire bio-littéraire :
sur cinq générations, les branches se ramifieront,
étalant leurs larges feuilles ; sur chaque feuille de
l'arbre, on lira une biographie, un cas héréditaire,
l'étude d'un milieu dans cette époque de "folie
et de honte" qu'est le Second Empire.
Les premiers romans du cycle sont
violemment anti-bonapartistes et Zola, qui a mené une
violente campagne anti-belliciste ("refuser la guerre,
c'est refuser l'Empire", écrivait-il insolemment),
doit à la proclamation de la République, le 4 septembre
1870, d'échapper à la justice. Mais la guerre de
1870, en interrompant la parution en feuilleton de La Fortune
des Rougon, le prive aussi de son public : le roman, où
s'affirme déjà un très grand auteur, passe
pratiquement inaperçu...
Soutien de famille, l'écrivain
n'a pas été mobilisé, il doit subvenir aux
besoins de sa mère et d'Alexandrine, devenue sa femme
le 31 mai 1870. Parti à Marseille pour briguer une sous-préfecture
dans le Midi, il devient finalement chroniqueur parlementaire
à Bordeaux et rejoint Paris le 14 mars 1871 pour rendre
compte des débats de l'Assemblée qui siège
désormais à Versailles. Hostile à la majorité
de droite, proche des représentants de "la nouvelle
gauche", Louis Blanc, Hugo, Gambetta, il est néanmoins
partagé face à la Commune : il renvoie dos à
dos, après l'insurrection du 18 mars 1871, "les
idéalistes révolutionnaires [...] qui tomberont
en criminels, en s'imaginant tomber en martyrs" et
"les gens de Versailles [qui] auront du sang jusqu'à
mi-jambes" pour rentrer dans Paris après l'avoir
abandonné. Et, s'il réclame vigoureusement l'amnistie
pour les Communards après la victoire des Versaillais
et la terrible répression qui l'accompagne, il soutient
néanmoins Thiers, seul capable, à ses yeux, de
sauver l'ordre et la République dans le contexte de guet-apens
monarchiste qui règne à l'Assemblée.
Le spectacle de la médiocrité
parlementaire a donné à Zola une méfiance
durable de la politique, "ce terrain sur lequel les inutiles,
les impuissants, les vaincus, se donnent rendez-vous pour monter
à l'assaut du succès..." Avec le retour
de la paix, il voit arriver le règne des écrivains,
comme il le confie à son ami Paul Alexis : "Je
sens une renaissance. Nous sommes les hommes de demain, notre
jour arrive". Le voilà donc de nouveau engagé
dans l'écriture et la rédaction de La Curée
l'occupe tout entier. Le roman, qui dénonce les spéculations
immobilières liées à l'haussmannisation,
est aussi la réécriture de Phèdre
et une superbe évocation du Paris moderne, impressionniste
avant la lettre. Le 22 juillet 1872, le jeune auteur signe un
contrat avec l'éditeur Charpentier qui deviendra, selon
ses propres termes, "l'éditeur du naturalisme".
Les liens d'une amitié durable uniront désormais
les Zola aux Charpentier et c'est dans le salon de Madame Charpentier,
au contact de ses habitués, écrivains, artistes
et hommes politiques, qu'Alexandrine, l'ancienne grisette, fera
l'apprentissage de la vie mondaine...
Dès lors, les volumes se
succèdent à un rythme soutenu : Le Ventre de
Paris (1873), roman politique, est aussi un hymne à
la poésie des Halles avec sa profusion de marchandises
et son audacieuse architecture de métal, "une
nature morte colossale", un roman flamand dans lequel
Zola rivalise par la plume avec l'art des peintres. La Conquête
de Plassans (1874), roman anticlérical, évoque
les intrigues de l'abbé Faujas pour ramener au bonapartisme
la petite ville de Plassans qui a élu un député
légitimiste. La Faute de l'abbé Mouret (1875),
peut-être la plus japonisante des uvres d'Emile Zola,
promène le lecteur dans le jardin mythique du Paradou
et sa luxuriance de paradis extrême-oriental. Son Excellence
Eugène Rougon (1876) dévoile les arcanes du
monde politique sous le Second Empire ainsi que la collusion
de l'art académique et du pouvoir. En marge des Rougon-Macquart,
Zola a fait rééditer Les Contes à Ninon
en mai 1874 ; en novembre de la même année,
il a publié Les Nouveaux Contes à Ninon. Hormis
La Conquête de Plassans, les premiers romans du
cycle se vendent bien. Seul le théâtre, qui demeure
alors le terrain privilégié de la réussite
et de la fortune, réserve de cuisants échecs à
l'écrivain : le drame tiré de Thérèse
Raquin n'est joué que neuf fois en juillet 1873 et
Les Héritiers Rabourdin ne connaissent que quelques
représentations en novembre 1874.
Le succès
: Zola chef d'école
Le succès définitif
va cependant venir avec L'Assommoir (1877) qui fera de
Zola le chef de file du naturalisme. Succès de scandale,
certes, pour la critique, y compris pour la critique républicaine,
mais immense succès populaire, sans doute parce que l'auteur
a su admirablement fondre dans une écriture polyphonique,
en les intégrant à la trame même du récit
grâce à l'indirect libre, toutes les voix de ce
roman sur le peuple. Flaubert parle dans sa correspondance de
16 000 exemplaires vendus en un mois ! Le 10 novembre 1877, L'Assommoir
aura atteint sa trente-huitième édition ! Beau
joueur, l'éditeur Charpentier annule le contrat qui le
liait à l'auteur (pour 500 francs par mois contre deux
romans par an !), et l'associe désormais aux bénéfices.
L'intérêt suscité par l'ouvrage ayant relancé
la vente des volumes précédents, Zola est désormais
riche et célèbre. Consacré comme l'un des
maîtres du réalisme par un groupe de jeunes écrivains,
dont Huysmans, Céard, Hennique, Paul Alexis, Guy de Maupassant,
il est reçu aux dimanches de Flaubert avec Goncourt, Tourgueniev
ou Daudet. Il achète la propriété de Médan
le 28 mai 1878 et s'installe, le 20 avril 1877, 23, rue de Boulogne,
dans un appartement cossu où il pourra donner libre cours
à sa passion de collectionneur, entassant, dans un goût
très caractéristique de son époque, un bric-à-brac
hétéroclite mélangeant tous les styles.
Le salon de Sandoz, l'écrivain de L'uvre
dans lequel Zola s'est représenté, fait écho
à cette "rage joyeuse d'acheter". On
y voit "de vieux meubles, de vieilles tapisseries, des
bibelots de tous les peuples et de tous les siècles, un
flot montant, débordant à cette heure..."
Cependant Zola n'a pas encore tout à fait abandonné
le journalisme ; il collabore encore au Bien public et
au Messager de l'Europe, diffusant ses théories
naturalistes en pleine période d'Ordre Moral. Il rédige
aussi pour Le Sémaphore de Marseille le compte-rendu
de la troisième exposition impressionniste et défend
Monet, Degas, Pissarro, Sisley ou encore Cézanne en qui
il voit "le plus grand coloriste du groupe".
Parti se reposer en Provence, à
l'Estaque, qu'il connaît bien pour y avoir déjà
séjourné avec Cézanne, il entreprend la
rédaction de son nouveau roman. Fidèle à
sa conception du cycle, il fait en effet alterner les temps forts,
comme L'Assommoir, et les temps faibles comme cette uvre
intimiste d'inspiration stendhalienne qui analyse la lutte d'une
jeune veuve contre la passion amoureuse. Mais Une page d'amour
est aussi l'occasion de magnifiques panoramas de Paris et
de descriptions impressionnistes ou japonisantes.
Le volume suivant, Nana,
sera évidemment un nouveau temps fort. Tout en préparant
ce terrible roman sur le théâtre et la prostitution,
Zola, travailleur infatigable, collabore à l'adaptation
théâtrale de L'Assommoir par Busnach, il
écrit une étude littéraire, Les romanciers
contemporains en France, et organise le succès à
venir : La sortie de Nana est précédée
par une campagne de publicité sans précédent,
articles d'annonce alléchants, milliers d'affiches, hommes-sandwiches
porteurs de la même injonction, "Nana ! Nana !
Lisez Nana !" C'est le 16 octobre que le roman paraît
dans Le Voltaire en même temps que Le Roman expérimental
qui définit les principes du naturalisme.
Désormais entouré
de disciples, Zola est devenu chef d'école : il parraine
Les Soirées de Médan, un recueil collectif
de nouvelles sur la guerre de 1870 où l'on remarque Boule
de Suif de Maupassant. L'objectif publicitaire est proclamé
dans la préface : "Notre seul souci a été
d'affirmer publiquement nos véritables amitiés
et, en même temps, nos tendances littéraires."
Le temps
des deuils et des désillusions
Après cette période
de succès vient le temps des deuils et des désillusions.
Le groupe de Médan commence à se disperser. La
mort d'Emilie Zola, celles de Duranty et de Flaubert, en 1880,
plongent l'écrivain dans un profond désarroi. La
Joie de vivre (1884) triomphera de ce vertige du néant
et des tentations noires de la philosophie de Schopenhauer. En
attendant, le romancier s'étourdit dans le travail et
son activité de journaliste lui fournit un nouveau sujet.
Il publie plusieurs articles, sur l'éducation des filles,
l'adultère et le divorce, qui constitueront la trame de
Pot-Bouille (1882), virulente critique de l'hypocrisie bourgeoise
et anatomie du goût des parvenus et des "prétendants".
Avec Au Bonheur des Dames (1883), il tente d'exorciser
le pessimisme et la "mélancolie de la vie",
comme il l'écrit dans l'ébauche. Ce "poème
de l'activité moderne" conjugue une analyse très
fine du dynamisme capitaliste et une exploration de l'espace
féerique du grand magasin. Par l'art des descriptions,
Zola continue à mener dans l'écriture romanesque
le combat pour un art nouveau...
Les années qui suivent sont
scandées par la parution de trois chefs-d'uvre,
Germinal (1885), L'Oeuvre (1886) et La Terre
(1887). Pour écrire Germinal, Zola, fidèle
à sa méthode, mêle lectures savantes et enquête
sur le terrain : une grève a éclaté en février
1884 à Anzin ; l'écrivain naturaliste s'y rend,
il écoute, il prend des notes, il visite les corons, il
descend au fond de la mine. Malgré bien des ambiguïtés,
il se fait militant et décrit sans ambages "le
soulèvement des salariés, le coup d'épaule
donné à la société, qui craque un
instant, en un mot, la lutte du Capital et du Travail".
Il veut que "le lecteur bourgeois ait un frisson
de terreur" devant les armées vengeresses des
charbonniers enragés de misère et de faim, dévastant
les fosses, anéantissant tout sur leur passage : "Hâtez-vous
d'être justes, proclame-t-il en substance, autrement
voilà le péril".
Après le "cri de
justice" de Germinal, qui résonnera encore
longtemps dans la conscience ouvrière, Zola entreprend
L'uvre. Il y raconte un autre combat, tout en couleurs
celui-là, celui des artistes du plein air contre les toiles
bitumeuses de l'Académie. Véritable épopée
de l'impressionnisme, le roman fait la part belle aux souvenirs
de jeunesse, discussions passionnées au café Guerbois,
promenades dans Paris et sur les bords de Seine, fréquentation
des ateliers et des expositions impressionnistes, comptes-rendus
du Salon officiel. Pourtant, L'uvre s'achève
sur le constat amer des dissensions du groupe et sur le suicide
de Claude, le peintre raté en qui l'on a voulu, beaucoup
trop vite, reconnaître Cézanne... Même si,
contrairement à ce que l'on affirme encore si souvent,
la lecture de L'uvre n'a pas brouillé à
jamais les deux amis, leurs relations ne sont plus ce qu'elles
étaient et il est très probable qu'ils n'aient
plus guère eu l'occasion de se voir.
Les critiques bourgeois ont à
peine eu le temps de se remettre de leurs frayeurs devant les
pages noires de Germinal que paraît La Terre,
"une étude du paysan français, [de] son amour
du sol, [de] sa lutte séculaire pour le posséder".
Le réalisme de ces "Géorgiques de la
crapule" (le mot est d'Anatole France), où dominent
les souvenirs iconographiques de Millet, suscite des polémiques
plus violentes que jamais : le 18 août 1887, Le Figaro
publie Le Manifeste des Cinq, signé de Paul
Bonnetain, J-H Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte, Gustave
Guiches, tous bien en cour auprès de Goncourt ou de Daudet.
Ces derniers, jaloux du succès de Zola, ont sans doute
aiguisé la plume de ces jeunes auteurs contre les indécences
de La Terre.
Blessé par ces attaques,
le romancier entreprend d'écrire Le Rêve,
un "conte bleu" qui fait écho à
La Faute de l'abbé Mouret. Encore une fois, Zola
y démontre la capacité du naturalisme à
traiter tous les sujets, de la passion mystique, vue à
travers l'imagerie des livres d'heures et des Primitifs, comme
des sordides réalités du monde rural ou du monde
ouvrier.
Bonheur
d'automne : Jeanne Rozerot
Tout en poursuivant son oeuvre,
Zola a agrandi Médan et fait élever deux tours
de part et d'autre de la construction d'origine. La première
tour, carrée, abrite au rez-de-chaussée une salle-à-manger
et une cuisine, au premier étage la chambre du couple
et une salle-de-bains, au deuxième l'immense pièce
qui sert de bureau à l'écrivain, encombrée
de bibelots chinois et japonais et de tout un bric-à-brac
médiéval sous un plafond aux poutres fleurdelisées.
Une colossale cheminée porte l'inscription : "nulla
dies sine linea" ("pas un jour sans une ligne").
Dans la seconde tour, hexagonale, édifiée entre
1885 et 1886 au sud-est, pour équilibrer la première,
Zola fait aménager une salle de billard au rez-de-chaussée
ainsi qu'une lingerie et des chambres de domestiques au premier.
Céard évoque ainsi le luxe du salon-billard, orné
de quatre grands vitraux à motifs floraux et animaliers,
qui témoignent de l'engouement du romancier pour le style
Art Nouveau très proche de l'esthétique extrême-orientale
: "Une grande recherche de tentures, de boiseries et
de bibelots dans le choix desquels se révèle son
goût du majestueux, du confortable et du décoratif.
Le romantisme dont il a avoué lui-même n'avoir jamais
entièrement débarrassé ses goûts,
ses conceptions et parfois son style, le romantisme combattu
dans les lettres, par un retour offensif, dans tout l'ameublement
reparaît en vainqueur." C'est là en effet
que Zola entasse, au fil du temps, selon le témoignage
de ses amis, armoiries et armures médiévales, objets
de culte, chasubles, retables, statuettes de procession, ex-voto
à côté de meubles Louis XVI, de bouddhas
indiens, de cabinets vénitiens incrustés d'ivoire
ou d'un gong du Japon et d'un chapeau chinois de garde nationale.
Prenant sa revanche sur les années difficiles, il réalise
ses rêves de jeunesse, mais il est surtout, en dépit
qu'il en ait, un homme de son temps dans une époque où
triomphe l'éclectisme. La propriété comporte
également un pavillon de quatre pièces pour les
amis, "le pavillon Charpentier", un parc planté
d'arbres et de fleurs, une île où l'on se rend en
barque avec un chalet, et, à l'extrémité
nord, une ferme et un potager.
Dans ce cadre patiemment aménagé,
que les Zola regagnent tous les ans au mois de mai, la vie du
romancier connaît un second souffle avec l'arrivée
de Jeanne Rozerot, une lingère de vingt-et-un ans embauchée
par Alexandrine en 1888. Zola tombe éperdument amoureux
de la jeune femme. Jeanne suit le couple à Royan pour
l'été et Zola, qui souffre secrètement de
la stérilité d'Alexandrine, sent renaître
en lui des ardeurs d'adolescent. Il perd du poids, fait de longues
randonnées avec Jeanne et, déjà passionné
par la photographie, prend inlassablement des clichés
de celle qui deviendra la mère de ses deux enfants. De
retour à Paris, il l'installe au 66 de la rue Saint-Lazare,
se partageant désormais entre ses deux foyers. La naissance
de Denise, le 20 septembre 1889, puis celle de Jacques, le 25
septembre 1891, consolident les liens des deux amants et donne
une nouvelle douceur à l'oeuvre littéraire, déjà
sensible dans Le Rêve. La dédicace (officieuse)
du Docteur Pascal à Jeanne témoignera du
profond engagement de Zola : "A ma bien-aimée
Jeanne, - à ma Clotilde, qui m'a donné le royal
festin de sa jeunesse et qui m'a rendu mes trente ans, en me
faisant le cadeau de ma Denise et de mon Jacques, les deux chers
enfants pour qui j'ai écrit ce livre, afin qu'ils sachent,
en le lisant un jour, combien j'ai adoré leur mère
et de quelle respectueuse tendresse ils devront lui payer plus
tard le bonheur dont elle m'a consolé, dans mes grands
chagrins." La dédicace officielle est plus convenue
et plus "convenable" : "A la mémoire
de ma mère et à ma chère femme, je dédie
ce roman qui est le résumé et la conclusion de
toute mon uvre."
Zola est en effet déchiré
entre ses deux couples ; en apprenant la liaison de son mari,
Alexandrine a cru devenir folle, et les Zola, qui résident
désormais dans un hôtel particulier, au 21 bis,
rue de Bruxelles, vivent un enfer ; cependant, malgré
les tensions et les difficultés de sa double vie, l'écrivain
poursuit la rédaction des Rougon-Macquart avec
La Bête humaine (1890), le roman du crime et de la
poésie des gares, L'Argent (1891), le roman de
la Bourse, La Débâcle (1892), le roman de
la guerre de 1870 et de la défaite mais aussi celui de
la Commune et de la Semaine sanglante, et enfin Le Docteur
Pascal (1893) qui clôt le cycle par un bel hymne à
la vie et à l'amour.
"L'AFFAIRE" : LE DERNIER COMBAT
DU ROMANCIER |
A peine a-t-il fini une oeuvre que
Zola entame un nouveau cycle : Les Trois Villes (Lourdes,
Rome, Paris) tentent d'établir un bilan du siècle,
"bilan religieux, philosophique et social" alors
que reviennent en force les spiritualités. Mais le temps
n'est plus à l'écriture sereine : l'affaire Dreyfus
arrache bientôt l'écrivain à ceux qu'il aime.
Le 25 septembre 1894, le service de renseignement de l'armée
française a intercepté une lettre adressée
à l'attaché militaire de l'ambassade allemande
à Paris, Schwartzkoppen ; c'est le fameux "bordereau"
prouvant qu'un traître se cache dans l'armée.
Dans le climat antisémite
qui règne alors, les soupçons se sont portés
sur un gradé juif, le capitaine Dreyfus, arrêté
le 15 octobre 1894, condamné à la déportation
à vie le 22 décembre et dégradé publiquement
dans la cour de l'Ecole militaire le 5 janvier 1895. Le procès
à huis-clos a été bâclé, des
pièces secrètes ont été versées
au dossier à l'insu de la défense et la presse
antisémite s'est déchaînée avec La
Libre Parole de Drumont. Mais le commandant Picquart, à
la tête du service des renseignements depuis mars 1896,
a découvert une carte-télégramme adressée
par Schwartzkoppen au capitaine Esterhazy, le "petit
bleu". L'enquête de Picquart l'a conduit à
rapprocher l'écriture d'Esterhazy de celle du bordereau.
Picquart, devenu gênant, est déplacé en Tunisie
; des faux sont fabriqués pour couvrir Esterhazy. Zola,
qui a déjà alerté l'opinion à propos
des campagnes de presse menées contre les Juifs dans
La Lettre à la France et La Lettre à la
jeunesse, se lance dans la bataille après l'acquittement
d'Esterhazy par le conseil de guerre, le 11 janvier 1898.
Conscient d'écrire "la
plus belle page de [sa] vie", comme il le confie à
Alexandrine, il accepte de sacrifier son bonheur privé
et sa gloire littéraire à la justice. Pour arracher
l'affaire au huis-clos militaire et la porter devant l'opinion,
il rédige le fameux J'accuse qui paraît le
13 janvier 1898 : il cite nommément les coupables de la
trahison et du complot antidreyfusard et mentionne lui-même
les articles au nom desquels le ministère doit le poursuivre
en diffamation ! Pris au piège, l'état-major se
résigne à intenter une action en justice.
Le procès se déroule
dans un climat de violence inouïe : les ligues antisémites
organisent le pillage des magasins juifs ; pendant tout le procès,
les abords du Palais de Justice retentissent des cris de "Mort
à Zola ! Mort aux Juifs !" La foule tente de
lyncher l'écrivain, on lui envoie des lettres remplies
d'injures et d'excréments. Les caricatures se multiplient
: l'une montre un Allemand caché derrière un Juif
qui porte le masque de Zola, une autre évoque Zola en
train de se noyer et tendant à un Prussien la lettre J'accuse.
Au milieu de ce tumulte, quelques esprits lucides créent
la Ligue pour la défense des Droits de l'homme et du
Citoyen et les Zola reçoivent du monde entier des
lettres de soutien.
Rayé des cadres de la Légion d'Honneur, condamné
à un an de prison et à 3000 francs d'amende, condamné
en outre à deux mois de prison avec sursis et à
30 000F de dommages et intérêts pour avoir accusé
les experts en écriture d'incompétence, Zola ne
répugnerait pas à aller en prison et à assumer
ainsi le rôle du martyr ; mais l'exécution de la
sentence refermerait le dossier et, à la demande pressante
des dreyfusards, Zola accepte un sacrifice plus grand encore
: au risque de ternir son honneur et de passer pour un lâche,
il s'exile en Angleterre, abandonnant là toutes ses tendresses.
Pendant ce temps, Alexandrine assume
seule, avec un courage admirable, le combat en France. En butte
aux insultes et aux menaces de mort, elle doit encore affronter
la vente aux enchères de son mobilier (Fasquelle, en rachetant
le premier lot pour 32 000F, arrête heureusement cette
terrible épreuve), elle doit gérer tous les problèmes
liés à l'édition des uvres d'Emile
Zola, lutter sur tous les fronts, répondre aux interviewes.
Déterminé à ne pas rentrer en France tant
que la Cour de Cassation n'autorisera pas la révision
du procès de Dreyfus, Zola ne sait quand se terminera
l'épreuve de l'exil et Alexandrine, sacrifiant son propre
bonheur à celui de son mari, accepte de s'effacer devant
Jeanne Rozerot et devant les enfants qui rejoindront plusieurs
fois le romancier en Angleterre, le suivant dans son errance
de proscrit recherché par la police et les agents antidreyfusards...
La fin de "l'Affaire"
est proche lorsque Zola écrit les dernières lignes
de Fécondité, le premier roman du cycle
des Evangiles. Le 3 juin 1899, la Cour de Cassation annule
à l'unanimité le jugement condamnant Dreyfus et
renvoie l'accusé devant le Conseil de Guerre de Rennes.
Dreyfus, d'abord reconnu coupable, mais avec des circonstances
atténuantes, est finalement gracié et amnistié.
C'est une solution de compromis. Il ne sera réhabilité
qu'en 1906. Dès qu'il apprend la nouvelle, Zola rentre
d'exil. Le 5 juin 1899, il est à Paris, quelques semaines
avant l'ouverture du procès en révision, le 7 août
1899. Il continue à mener, dans ses dernières uvres
(Travail, Vérité, Justice, qui restera inachevé),
les grands combats républicains de cette fin de siècle,
militant pour la réconciliation des classes, pour la laïcité
et pour la justice.
Mais Zola ne verra pas la réhabilitation
du capitaine Dreyfus : il mourra asphyxié dans la nuit
du 28 au 29 septembre 1902, sans doute victime des ligues antisémites,
qui ne lui ont pas pardonné d'avoir provoqué la
révision du procès. Il était de mise en
effet d'enfumer les dreyfusards pour les faire sortir de leur
"terrier" comme des renards et, dans cette époque
où le meurtre faisait partie de la "culture"
politique, il est probable que, profitant des travaux sur
un toit voisin, comme il s'en est lui-même accusé
plus tard, un antidreyfusard farouche ait bouché le conduit
de cheminée des Zola. Tandis que ses ennemis se réjouissent
de ce "fait divers naturaliste", une foule immense,
où l'on entend les mineurs scander le cri de justice de
"Germinal", suit le cercueil de l'écrivain,
enterré le 5 octobre 1902, au cimetière Montmartre.
Anatole France, dans son oraison funèbre, rend hommage
à celui qui "fut un moment de la conscience humaine".
Les cendres du romancier seront transférées au
Panthéon en 1908 au terme de débats houleux. |